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Assise sur le nœud d’une racine de l’arbre dans lequel ils avaient bâti leur première demeure, Haevya observait Astyan et Anéa, qui dépeçaient un pécari abattu le matin même.
Onze années s’étaient écoulées depuis ce jour sinistre où ils avaient dû fuir Pos’Eïden. Avec le temps, les deux femmes avaient fini par oublier la vie pénible qu’elles avaient endurée là-bas. Seul demeurait le souvenir merveilleux de la nuit magique de la Mushyaâ. Pas une fois les chasseurs n’avaient osé revenir dans la forêt des Nuages. Celle-ci avait tenu ses promesses d’alliance. Pour une raison incompréhensible, les grands prédateurs les évitaient. Jamais ils n’avaient revu le jaguar qui les avait sauvés lors de leur fuite éperdue.
Dans les premiers temps, afin de se protéger de l’humidité permanente qui régnait au sol, Haevya et Ephyra avaient bâti leur demeure dans les branches du grand arbre, prenant appui sur leurs multiples ramifications. Une échelle de lianes tressées permettait d’y accéder.
Puis les années s’étaient écoulées, apportant de profondes modifications dans leur vie, des bouleversements dus aux enfants. Astyan et Anéa avaient grandi. Le petit garçon était devenu un jeune homme d’une force colossale ; Anéa s’était métamorphosée en une fille magnifique, à la longue chevelure blonde, une couleur extrêmement rare chez les Vrais Hommes. Mais le plus surprenant était leur taille. Bien que plus petite qu’Astyan, Anéa dépassait le plus grand des chasseurs de la tribu d’une bonne tête. Leurs mères avaient renoncé depuis longtemps à s’expliquer ce phénomène. Leurs enfants n’avaient-ils pas été engendrés par des dieux ?
L’entente qui régnait entre les deux jeunes gens s’était renforcée avec le temps. Depuis le jour lointain de leur naissance, ils avaient toujours dormi l’un contre l’autre, échangeant leur chaleur, se prodiguant des caresses qui tissaient leur affection. Jamais ils n’acceptaient d’être séparés.
Trois ans plus tôt, ils avaient bâti une nouvelle cabane, à même le sol cette fois. Elle était d’une conception nouvelle, totalement inconnue des deux femmes. Par un miracle qu’ils avaient renoncé à expliquer à leurs mères, ils avaient réussi à monter des murs avec des pierres taillées, et liées par un mortier souple. Le toit, fait de planches de bois collées avec une matière noire qu’ils appelaient bitume, était recouvert de faisceaux de feuilles serrées et fixées avec de fines lianes. Un plancher isolait de l’humidité extérieure et des petits animaux.
La cabane comportait deux pièces, dont l’une avait été réservée aux enfants. Dans cet abri qui les protégeait même des tempêtes les plus féroces, ceux-ci avaient découvert que leurs tendres caresses étaient sans limites, et pouvaient s’épanouir en une extase merveilleuse, dont ils ignoraient qu’elle avait nom : l’Amour.
Au fil des années, Astyan et Anéa avaient oublié les souffrances et les tourments de leur vie antérieure. La forêt des Nuages était leur monde, leur domaine, leur royaume. À présent, ils en connaissaient tous les secrets, toutes les richesses. Et, tandis que leurs mères s’occupaient de la cueillette des fruits et de la recherche des tubercules, les jeunes gens partaient pour de longues parties de chasse et de pêche, dont ils ne revenaient jamais bredouilles. En raison de la tiédeur humide des sous-bois, ils vivaient souvent totalement nus, comme au temps de leur enfance.
Haevya, émue et fière, ne se lassait pas de les admirer. Il se dégageait d’eux une beauté surnaturelle, et une impression de force quasiment invincible. Elle avait vu une fois Astyan soulever un énorme tronc d’arbre quatre fois plus lourd que lui. Ils débordaient d’énergie et d’enthousiasme, et ne souffraient jamais de la fatigue ni d’aucune maladie. De même, pour une raison inexplicable, ils ne conservaient jamais la moindre cicatrice des nombreuses éraflures qu’ils récoltaient dans la forêt. Haevya y voyait la preuve évidente de leur ascendance divine. Et le plaisir sans cesse renouvelé de les voir vivre valait bien tous les ennuis qu’Ephyra et elle-même avaient endurés pendant sept années.
Cependant, leur ascendance inconnue s’était manifestée de multiples manières : la construction ingénieuse de la cabane de pierre n’en était qu’un exemple parmi d’autres. Leur imagination et leur esprit d’analyse étaient stupéfiants. Malgré leur jeunesse, ils semblaient détenir un savoir extraordinaire, qui prenait chaque jour des formes plus inattendues.
Ainsi, tout jeunes, ils avaient fabriqué une arme totalement nouvelle, faite d’une branche souple tendue par une liane, qu’ils avaient baptisée « arc ». Celui-ci s’était avéré beaucoup plus puissant que les propulseurs classiques utilisés par les chasseurs du clan.
Animés d’une curiosité insatiable, ils avaient percé les secrets des fibres de certaines plantes, qu’ils avaient appris à tisser, et dont ils tiraient des étoffes d’une finesse extraordinaire, confiant à leurs mères le soin de les teindre avec le jus de baies diverses et de terres colorées.
De même, ils avaient remarqué que l’argile durcissait au feu, tout en restant imperméable. Ils avaient appris à la modeler, d’abord à la main, puis en faisant tourner la pâte molle sur une surface circulaire qui permettait d’obtenir une forme régulière, qu’ils passaient ensuite dans un four de leur invention, avant de la décorer. Ces poteries se révélèrent très pratiques pour conserver la nourriture.
Les enfants avaient expliqué à leurs mères que ces idées étranges leur étaient inspirées par des rêves, et les deux femmes s’étaient habituées à ces découvertes surprenantes. Aujourd’hui, elles étaient certainement mieux habillées, mieux protégées et mieux nourries que les membres du clan qu’elles avaient fui onze années auparavant.
Un jour, Astyan et Anéa rapportèrent d’une de leurs longues expéditions une matière sombre et lourde. Intriguées, Haevya et Ephyra s’assirent non loin d’eux et les observèrent. C’était un spectacle fascinant. Comme à l’accoutumée lorsqu’ils entreprenaient une expérience nouvelle, ils ne leur fournirent aucune explication, peut-être par crainte de commettre une erreur. Les deux jeunes gens n’échangeaient pas non plus un mot entre eux : un regard suffisait pour qu’ils se comprissent. On eût dit qu’ils se parlaient directement par l’esprit.
Ils s’affairaient autour d’un appareil mystérieux, construit à partir du four dans lequel ils cuisaient les poteries. Mais Astyan y avait ajouté un instrument étrange, qui soufflait de l’air sur le foyer. Ils déposèrent la terre lourde dans un creuset installé au cœur des flammes. Peu à peu la matière fondit, puis rougit sous l’effet du feu. Anéa actionna le soufflet : le mélange en fusion vira lentement au jaune, puis au blanc. Une chaleur infernale les baignait, sans qu’ils semblassent le moins du monde incommodés.
Si au début ces expériences avaient fait trembler les deux femmes, elles avaient compris avec le temps que leurs enfants, protégés des dieux, et sans doute inspirés par eux, ne risquaient rien. Cette fois pourtant, inquiète de la lueur infernale diffusée par le creuset, Haevya trouva le courage de s’approcher et demanda ce qu’ils faisaient. Astyan répondit, en hurlant pour dominer le grondement du liquide en fusion :
— Cette terre contient une matière encore plus dure que la roche, mère ! C’est elle que nous essayons d’isoler. Seul le feu peut nous y aider.
— Mais… comment savez-vous cela ?
Il la regarda avec un sourire ravi. Son visage ruisselait de perles de sueur.
— Je l’ignore. Nous « sentons » les choses, tout simplement.
— C’est prêt ! dit soudain Anéa, rouge comme un coquelicot.
Astyan saisit un autre creuset de forme allongée, qu’il glissa à l’aide de longues pinces près du foyer. Puis, à l’aide d’un levier, il y fit couler la substance en fusion. Lorsque le liquide eut été entièrement transvasé, Astyan ôta le creuset, le déposa sur le sol. Quand la matière inconnue perdit de son éclat et se solidifia, il dégagea la forme obtenue à l’aide des pinces et la plongea dans une vasque d’eau froide. Une vapeur épaisse s’éleva aussitôt, qui les fit tousser de belle manière. Peu après, le jeune homme fit admirer l’objet à leurs mères.
— Lorsque nous l’aurons travaillée, cette matière nous fournira une lame de poignard plus tranchante et plus solide que le silex.
Il ne s’était pas trompé. Il fabriqua ainsi de longs poignards aux lames effilées, ainsi que deux glaives dont il orna les poignées avec du cuir d’antilocapre.
Ainsi s’écoulait la vie depuis onze années. Pourtant, une sourde inquiétude ne quittait pas Haevya tandis qu’elle observait le jeune couple s’affairant autour du pécari. Elle redoutait, sans vouloir se l’avouer clairement, que les dieux qui les avaient engendrés ne les réclamassent un jour ou l’autre.
Ephyra, partie cueillir des fruits depuis le matin, la rejoignit. Haevya la serra contre elle avec affection. Le temps et les épreuves traversées avaient fait d’elles plus que des sœurs. Ephyra n’avait pas besoin d’interroger son amie pour savoir ce qui la préoccupait.
— Ils ont tué un cochon ce matin, dit Haevya. Nous aurons de la viande pour plusieurs jours.
— Ils n’ont rien dit ?
— Non ! Tu sais bien qu’ils ne parlent jamais de ce qu’ils ressentent. Mais je sens qu’ils vont bientôt partir.
Une larme glissa sur sa joue. Ephyra lui prit la main et la serra avec tendresse.
— C’est le sort de toutes les mères de voir leurs enfants les quitter un jour ou l’autre, déclara Ephyra avec un sourire triste.
Le comportement du jeune couple s’était modifié peu après leur dix-huitième anniversaire. Ils demeuraient souvent immobiles, le visage tourné vers le couchant, lorsque le soleil déclinait à l’horizon, jusqu’à ce que la nuit fût tombée. Intriguée, Ephyra avait tenté une fois de leur parler à ce moment. Ils n’avaient pas répondu, comme s’ils ne l'avaient pas entendue. Elle s’était placée devant eux, mais ils paraissaient ne pas la voir. Leurs yeux étaient fixes, leurs sens aux aguets, comme s’ils écoutaient quelque chose qu’elle ne pouvait entendre. Elle était revenue sans mot dire vers Haevya. Elles avaient alors compris que leur vie allait être bouleversée une fois de plus. Depuis, lorsqu’ils entraient dans cet état mystérieux, elles n’osaient plus les déranger.
Le lendemain matin, Astyan contemplait Anéa, qui se baignait nue dans l’étang proche de l’arbre géant sous lequel ils avaient construit leur maison. Depuis l’aube, il était songeur. La nuit précédente, leurs jeux amoureux n’avaient pas été aussi intenses que d’habitude. Quelque chose troublait sa compagne ; un trouble dont il ressentait lui aussi les effets.
Depuis plus d’une lune, une sensation étrange imprégnait leur esprit. Des images subtiles, insaisissables, surgissaient du plus profond de leur conscience, semblables aux révélations qui leur avaient permis de comprendre les secrets de la nature. Mais cette fois, le message était différent. C’était un appel irrésistible qui les invitait à quitter leur forêt pour se rendre dans un lieu inconnu. Ces visions mystérieuses leur avaient dévoilé un endroit ignoré, situé bien au-delà de leur monde vert. Ils savaient déjà qu’ils répondraient à cet appel, comme s’il était inscrit dans leurs gènes. Ils savaient aussi que le moment du départ était proche. Mais il leur en coûtait d’abandonner leurs mères, même s’ils étaient sûrs que la forêt, complice, continuerait à les protéger.
Soudain, Anéa se tourna vers lui et sortit de l’étang. Son corps ruisselait de perles d’eau sur lesquelles venaient jouer les rayons du soleil matinal. Une bouffée de chaleur monta au creux des reins du jeune homme : jamais il ne se lasserait de la regarder. Aucune femme ne pouvait rivaliser de beauté avec elle. Mais cette attirance ne s’arrêtait pas là. Pour lui, elle représentait l’absolu, un autre lui-même, qui le comprenait jusque dans ses secrets les plus intimes. Avec elle, il ne se sentait jamais seul. D’elle il aimait tout, ses moindres gestes, l’extraordinaire complicité qui les unissait lorsqu’ils tentaient une expérience nouvelle, ou bien lorsqu’ils s’aimaient sous la lumière d’émeraude de la forêt. Elle était son double, son reflet, son refuge. Il ne s’était jamais étonné de percevoir les pensées qu’elle lui adressait sans même qu’elle prononçât un mot. Ce mode de communication lui semblait tellement naturel qu’il était surpris au contraire de ne pouvoir bavarder ainsi avec sa propre mère.
Anéa le rejoignit et s’assit à ses côtés, passa un bras autour de ses épaules et se serra contre lui. Instantanément, leurs pensées passèrent de l’un à l’autre.
« J’ai peur, Astyan. Chaque jour, cela devient plus intense. C’est comme si je n’étais plus moi-même, comme si quelqu’un d’autre avait pris possession de ma volonté. »
« Nous ne devons rien redouter. Je sais à présent pourquoi les autres membres de la tribu nous craignaient et voulaient nous tuer. Nous sommes différents. Nous possédons des facultés qu’ils n’ont pas. »
« Mais nous ne leur voulions aucun mal ! »
« Pour eux, nous représentions un danger. »
Il avait raison. Elle avait encore en mémoire le phénomène insolite qui avait provoqué l’écroulement de la falaise sur leurs trois agresseurs. En proie à une colère incontrôlable, elle avait eu la sensation de se mêler à la roche elle-même, de la désintégrer mentalement, pour la projeter sur leurs victimes. Sur le moment, elle avait estimé que ces individus, assez lâches pour s’attaquer à des femmes et à des enfants, avaient mérité leur sort. À présent, elle n’en était plus très sûre. Avaient-ils le droit de les supprimer ainsi ? Car elle était certaine qu’Astyan et elle portaient la responsabilité. Ils détenaient des pouvoirs fabuleux dont ils ignoraient tout.
« C’est pour cela que nous devons partir, émit mentalement Astyan, qui avait suivi son raisonnement. Nous trouverons là-bas la réponse à nos questions. »
« Là-bas ? Mais où est-ce, là-bas ? Jamais nous n’avons entrepris un tel voyage. »
« Tu as reçu les mêmes visions que moi. Nous connaissons le chemin à suivre. »
Elle se blottit, inquiète, dans les bras de son compagnon.
« Mais qui nous envoie ces images ? Et pourquoi ? »
Ils demeurèrent un long moment silencieux, écoutant les bruits familiers de la forêt, les cris des animaux, le souffle du vent dans les hautes frondaisons, les coassements des grenouilles innombrables.
— Astyan, dit-elle tout haut, crois-tu, comme l’affirment nos mères, que nous soyons… enfin, que nos pères étaient des dieux ?
— Nous ignorons ce que sont les dieux.
— Ephyra affirme que ce sont les esprits qui gouvernent la vie de la tribu. Dans ce cas, pourquoi n’ont-ils pas protégé nos mères lorsque les autres les persécutaient ? Et pourquoi ne se sont-ils pas manifestés depuis notre naissance ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— Ils l’ont fait, déclara-t-il enfin. Penses-tu que nous aurions imaginé tous ces objets étonnants sans leur aide ?
— Dans quel but ? Qu’attendent-ils de nous ?
— Nous l’apprendrons bientôt. C’est pour cette raison qu’ils nous appellent. Ils désirent nous rencontrer.
— Nous rencontrer…
Elle glissa la main jusqu’au signe mystérieux qu’il portait sur l’épaule gauche et le caressa longuement d’un doigt hésitant.
— Nous nous tourmentons pour rien, Astyan, dit-elle tout à coup. Si nous sommes vraiment les enfants de ces dieux, ils ne peuvent nous vouloir du mal. Et je crois…
Son visage s’épanouit.
— Je crois que j’ai hâte de partir.
Il la prit par les épaules.
— Anéa, il est possible que nous ne revenions pas de ce voyage. Il recèle de nombreux dangers.
— Si nous savons nous montrer dignes de la confiance que les esprits ont placée en nous, nous en reviendrons ! Et puis… il y a autre chose.
Elle lui ouvrit son esprit sur une image nouvelle, qui se répercuta instantanément en lui.
— C’est extraordinaire, dit-il. Ainsi, il y aurait d’autres tribus semblables à la nôtre !
— Certainement. Mais il ne s’agit pas de cela. Il existe neuf autres couples comme nous. Des hommes et des femmes engendrés par des dieux.
Un sourire illumina le visage d’Anéa.
— Nous ne sommes pas seuls, Astyan. Ils sont de notre race.